Souvenir des Martyrs

Article parut dans l'Est Républicain du Samedi 28 Août 1920

 

Souvenir des martyrs de jarny er 28 08 1920

 

Jarny, 26 Août.

 

Après tant d'autres communes lorraines, Jarny a dignement célébré l'anniversaire des journées d'août 1914 où elle fut, elle aussi, victime des Allemands.

Devant une foule recueillie, il fut d'abord procédé à l'inauguration solennelle de deux plaques commémoratives en l'honneur, l'une, d'Henri Génot, le maire de 1914, l'autre de l'abbé Vouaux, tous deux fusillés. M. Génot, maire actuel, et M. Bertrand, conseiller général de Conflans, rappellèrent en termes émus la vie de ces deux hommes de bien.

Après une messe, réhaussée par des chants magnifiques et un très beau sermon, le cortège gagna le cimetière. Les cercueils des exhumés disparaissaient sous les pannes et les couronnes. Après l'absoute, M. Lebrun, Sénateur, évoqua les événements de 1914. Puis M. Vercelli rappela qu'à cette époque il avait été amené à faire une enquête sur les conditions dans lesquelles un certain nombre de ses compatriotes italiens avaient été fusillés. Enfin M. Massoni, sous-préfet, exposa en termes élevés comment la confraternité d'armes franco-italienne était naturellement sortie d'événements comme ceux de Jarny ou le sang français et italien avait coulé ensemble.

 

M. Lebrun s'exprima en ces termes :

 

Discours de M. Albert Lebrun

 

Mesdames, Messieurs

 

En nous réunissant ce matin dans le cimetière de Jarny pour nous incliner à nouveau devant les tombes des citoyens de la commune traitreusement assassinés par l'ennemi en août 1914, nous obéissons à un double sentiment.

Nous voulons d'abord revivre en mémoire ces terribles débuts de la guerre, évoquer le souvenir de tant de nos frères qui en furent les innocentes victimes, et leur marquer, par ces palmes et ces couronnes, la fidélité de notre pensée. Nous avons aussi la préoccupation de nous recueillir dans la noble atmosphère dont s'enveloppe cette magnifique cérémonie, et de méditer les hautes leçons qui se dégagent de ces lieux.

 

UNE HEURE DRAMATIQUE

 

Ce fut une heure singulièrement dramatique que celle où au cours de l'été 1914, retentit dans nos paisibles campagnes l'appel aux armes. Certes, l'alarme avait été donnée plusieurs fois dans les années précédentes ; mais on s'était habitué à reparler de la guerre ; mais qui donc en avait vraiment accepté l'éventualité dans son esprit ?

On avait trop le préssentiment des ruines, des deuils et des misères de toute nature qu'elle devait engendrer pour penser qu'il pût se rencontrer un pays ou un homme capable de déchaîner sur notre vieux monde un pareil cataclysme. La France en tout cas, et son gouvernement étaient attentifs jusqu'au scrupule à ne pas prononcer une parole, à ne pas faire un geste dont, à cet égard, il put leur être fait grief.

Aussi, quand eut sonné l'heure de la mobilisation, ce fut d'abord partout un mouvement de stupeur, ainsi donc, adieu les bienfaits de la paix, le monde allait retentir de nouveau du bruit des armes. Aussitôt d'ailleurs s'affirmait comme un sentiment de soulagement : les hommes rejoignaient leur crops avec ferveur et résolution ; après tout, on avait eu trop de patience à l'égard du remuant voisin, mieux valait en finir une bonne fois pour toutes.

 

UNE DERNIERE VISION

 

A ces sentiments divers s'en ajoutait, pour nous , habitants de la frontière, un autre fait d'infinie tendresse pour les êtres et les choses que nous laissions derrière nous. Nous savions bien, sans être dans les secrets du commandement, qu'ils allaient se trouver dans la zone de bataille ; nous nous demandions, non sans anxiété, quel serait leur destin dans d'aussi retoutables conjonctures, et pour ma part, je n'oublierai jamais l'instant où, quittant mon village et parvenu au sommet de côte derrière laquelle il allait disparaître, j'invitai mes compagnons de route à se retourner une dernière fois, et leur dis, en ces paroles dont ils ne comprirent le sens plein que beaucoup plus tard : «  Regardez bien ce paysage ; vous n'êtes pas près de le revoir ».

 

 

LES PREMIERES JOURNEE D'AOUT

 

Les premières journée d'août se passèrent dans un calme relatif. Beaucoup de nos villages avaient été abandonnés sans coup férir à l'ennemi, qui les avait occupés sans violence ; il se contentait alors d'impressionner le moral de nos concitoyens par l'annonce d'une guerre courte couronnée par une éclatante victoire allemande.

Quand, au lendemain de la bataille des frontières, déconcerté et courroucé par l'héroïque résistance de nos troupes, l'ennemi se jeta sur les populations civiles de la zone occupée par lui avec une brutalité et une sauvagerie dont aucune guerre entre nations civilisées n'avait encore offert l'exemple. Vols, pillages, incendies, fusillades, viols, assassinats, toutes les formes du crime furent perpétrées par lui. De Longuyon à Gerbéviller, d'Audun-le-Roman à Nomeny, de Jarny à Blâmont, sans parler de cent autres bourgades, montait la plainte des victimes expirantes, cependant que l'air s'emplissait des lourdes fumées noires des incendies allumés en de multiples points.

 

LE PILLAGE DE JARNY

 

Quelle terrible journée pour Jarny notamment que celles des 26 et 27 août, où les 4° et 65° bavarois, déchaînés comme de véritables bêtes fauves, lui imposèrent un si horrible traitement. 35 maisons incendiées, les autres pillées, 40 habitants tués, dont le dévoué maire, Henri Génot, et le digne curé, abbé Vouaux, venu pour remplacer son frère mobilisé, tel est le triste bilan de ces deux jours.

L'esprit demeure véritablement confondu qu'un peuple qui se flattait d'une haute civilisation, qui rêvait d'imposer au monde sa culture, soit tombé aussi bas dans l'échelle du crime. Qu'il ne cherche pas d'ailleurs d'excuses dans l'ardeur de la bataille ou la passion du combat. La plupart de ces violations du «  Droit des gens » furent commises de sang froid. Elles étaient écrites et enseignées dans les manuels de guerre allemands. Il s'agissait de chasser vers l'intérieur les populations civiles terrorisées, de jeter ainsi l'épouvante dans le pays et de briser en lui tout ressort de résistance morale.

 

UNE FLETRISSURE INDELEBILE

 

Vaine tentative, demeurée sans effet, devant l'héroïque fermeté de tous, de nous d'abord, témoins attristés de ces douloureuses journées, et de nous aussi à qui en parvenait en France libre l'écho parfois agrandi encore. Elle n'aura eu d'effet que pour marquer au front d'une flétrissure indélébile les auteurs de ces monstrueux attentats, et pour ranger définitivement à nos côtés des peuples encore hésitants.

 

LES VOIX DES TOMBES

 

Inclinons-nous, messieurs, devant les tombes où reposent les victimes de la barbarie allemande. Au même titre que les soldats tombés les armes à la main, elles sont des martyrs de la patrie. Nous les devons tous associer dans les mêmes sentiments de gratitude et de reconnaissance.

Et voici que les voix, tombées parfois de très haut, nous prêchent le pardon et l'oubli. Il faut bien, dit-on, que les peuples reprennent leurs relations normales ; le monde a assez souffert de la guerre : il ne peut continuer à s'infliger les maux qu'entraînerait un état de paix incomplètement rétabli.

 

L'IMPOSSIBLE OUBLI

 

D'oubli, messieurs, je le dis dans la pleine responsabilité de ma conscience, nous ne pouvons pas entendre parler. Ce serait un nouveau crime contre nos morts. Tant qu'un souffle de vie animera ceux qui furent les témoins de ces odieux attentats, ils ne pourront se lasser d'exécrer et de maudire les responsables de tant d'atrocités ; et ce nous est une grande tristesse de penser qu'ailleurs dans le pays, là où la guerre n'a pas porté ses ravages, d'aucuns seraient tenter d'oublier déjà.

 

IL FAUT SAVOIR

 

La Farnce a, d'ailleurs, ignoré dans sa masse le véritable martyr qui fut imposé aux pôpulations que leur situation à la frontière de l'Est exposait aux premiers coups de l'ennemi. Après tant d'autres devoirs accomplis, il nous en reste un à remplir, celui de mettre sous ses yeux les témoignages irréfutables de cette dramatique histoire. Je voudrais que dans chaque village, un homme se levât, maire, instituteur, curé, ancien combattant, citoyen de bonne volonté, ou qu'un comité se formât qui entreprit de rassembler les souvenirs de tous les survivants, de les contrôler à la lumière des notes ou documents que le temps menace de disperser peu à peu, d'écrire, en un mot, l'histoire de guerre de la commune. Quelqu'un viendrait ensuite qui assemblerait en un faisceau toutes ces monographies, en ferait un tout où s'inscrirait jour à jour le douloureux calvaire de ceux qui pendant quatre longues années furent les fidèles gardiens de nos foyers ; et ainsi la France pourrait savoir avec précision ce que pour elle on a souffert ici, et ainsi, nos enfants et nos petits-enfants connaîtraient, au travers des siècles, tout ce qu'ils doivent à leurs pères.

 

LIVREZ LES COUPABLES

 

On nous parle aussi de pardon. Il ne s'agit que de s'entendre. La haine ne nous inspire pas. Nous ne voulons connaître que la voix de la justice. Mais il en va des peuples comme des individus ; il ne peut y avoir place pour le pardon que dans le repentir du crime et la réparation de ses conséquences.

Pardon, oui, à la condition que tous les tortionnaires et bandits qui portent la responsabilité de ces sévices soient livrés à la justice et expient leurs méfaits. Ce fut une regrettable faiblesse de la part des Alliés de ne pas imposer l'application stricte des articles du traité de paix, qui exigeaient la livraison des coupables à un tribunal internationa. Que du moins la main de leur pays s'appesantisse sur eux, et qu'on sache s'il y a encore des juges en Allemagne.

 

PAYEZ

 

Pardon, oui, à la condition que ces hommes qui, de leurs mains, ont accumulé tant de ruines dans nos dix départements du Nord et de l'Est, travaillent à les réparer par des livraisons de matériaux et des payements en argent, dans la mesure que commandent ces besoins. Il ne semble pas que, jusqu'ici, ils y aient apporté un grand empressement. Il paraît plutôt qu'ils cherchent dans une temporisation propice, le moyen d'échapper à leurs obligations. A nous de garder notre vigilance en éveil. Quelle différence, en tout cas, avec la France de 1870 se saignant aux quatre veines pour faire honneur à la parole donnée et exécuter dans les plus courts délais les engagements au bas desquels elle avait mis sa signature.

Pardon, oui, à la condition que le peuple d'Allemagne, réveillé enfin de son long cauchemar, conscient du gouffre où l'ont jeté ses maîtres d'hier, repousse loin de lui ces mauvais bergers qui, pendant un demi-siècle l'ont empoisonné de leurs théories égoïstes de l'Allemagne élue de Dieu pour commander au monde, et que, dans un sursaut de volonté et de sagesse, il se dresse en une démocratie pacifique, capable de vivre à côté des ses sœurs aînées, suivant les mêmes principes et les mêmes lois.

A ces conditions seules, et sans que d'ailleurs s'effacent jamais en nous les souvenirs du passé, nous consentirons à reprendre avec nos ennemis d'hier les relations d'antan.

 

UNION ET TRAVAIL

 

En attendant, écoutons les leçons qui montent de ces tombes, et faisons-en tes principes directeurs de notre vie publique : « Restez unis, disent nos martyrs, comme vous le fûtes pendant la guerre ; la fut l'un des secrets de la. victoire, ce sera une des conditions de notre reconstitution dans la paix. Garder toute votre amitié aux grands alliés dont tant de fils dorment à côté de nous dans les sillons de France. Sans doute, depuis qu'ils sont rentrés chez eux, vous n'avez pas trouvé dans leur attitude toute la justice attendue. Mais ne vous lassez pas de les éclairer. Ils ne peuvent pas se détourner d'une cause à laquelle ils consentirent tant de sacrifices dans les mauvais jours. Entourez de votre sollicitude persistante l'armée de la France, hier instrument de la victoire, sauvegarde, aujourd'hui de sa sécurité. D'ailleurs la gloire qui l'auréola pendant de longs mois n'a pas fini de jeter tous ses feux, et voici qu'il lui suffit de dépêcher quelques-uns de ses chefs sur les champs de bataille où expirent les dernièrs bruits de la guerre pour qu'aussitôt la victoire hésitante se fixe sur les drapeaux dont elle guide la marche.

Livrez-vous avec ferveur au grand labeur de reconstitution du pays ; travaillez et peinez ; supportez en patience les maux dont s'accompagne toujours une pareille guerre. En un mot accomplissez votre destin comme nous avons subi le nôtre ; nous sommes morts pour la France, vivez pour elle ».

 

Ce beau discours de notre éminent concitoyen a produit la plus profonde impression et son auteur en a été chaleureusement remercié.

 

 

 

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